Chapitre 14: Le CERN. La maison des bosons

 

Vu de haut ou de loin, l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire est une agglomération de bâtiments de bureaux, ateliers et laboratoires dont l’ensemble n’inspire pas de considération esthétique. Sans le globe signalétique posé en 2004 devant le site pour servir à l’information du public, le regard ignorerait cette sorte de zone industrielle impropre à satisfaire un goût pour l’architecture. Comme le Comité international de la Croix-Rouge, le CERN a toujours bâti dans l’urgence, sans obsession pour sa représentation. Ce qui ne veut pas dire sans style.

Lorsque la vue se rapproche, on aperçoit le service que la logique scientifique a exigé de la logique architectonique. Tandis qu’au Jardin des Nations, les organisations internationales affichent leur importance, le site du CERN se caractérise par un minimalisme architectural fièrement assumé, chaque franc dépensé pour la construction étant un franc de moins pour la recherche et la fabrication des machines. Chez les scientifiques, un garage suffit s’il est bien chauffé. Ce garage-là vaut cependant le détour: c’est tout une ville, cosmopolite, penchée sur un objet de désir universel, la connaissance des secrets de la matière. Ses treize mille chercheurs, techniciens, employés et ouvriers se qualifient eux-mêmes de «Cernois». Un Cernois est quelqu’un qui n’est ni vous ni moi, un être à part occupé à un projet bien plus grand que lui. 

 

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Un palais mais pour les particules
© CERN

 

A un bout du canton, côté Lausanne, les nations du monde se sont construit un «palais». A l’autre bout, côté France, elles se sont donné un collisionneur de particules pharaonique de 27 km de circonférence. Les deux appartiennent à l’histoire internationale de Genève et, chacun à sa façon, à son architecture.

La décision d’installer le laboratoire européen de recherche nucléaire à Genève a été prise en octobre 1952 à Amsterdam. Les Etats qui réunissaient leurs efforts pour l’étude de la physique des particules (1) ont retenu l’offre suisse, la première à avoir été présentée, avant celles du Danemark, de la France et des Pays-Bas, retirées au dernier moment, la France n’étant pas malheureuse du choix d’une ville francophone.

Le nom de Genève avait été prononcé dès 1951 par Jean Piaget, le professeur suisse des sciences de l’éducation, une personnalité de l’UNESCO d’où était partie en 1949 l’idée d’un laboratoire atomique européen (2). Piaget en avait parlé à Albert Picot, membre du gouvernement genevois. Celui-ci s’était enthousiasmé et avait porté le dossier à Berne auprès du conseiller fédéral Max Petitpierre, conseillé de son côté par le physicien saint-gallois Paul Scherrer, le constructeur du premier cyclotron de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich.

Cette Genève où s’implantaient les nouvelles organisations internationales de l’après-guerre avait aussi la chance de devenir une ville scientifique européenne. La Confédération ne la manqua pas: «Notre pays, déclara le Conseil fédéral aux Chambres, a un intérêt évident à participer à des recherches qui permettront aux savants européens d’apporter une contribution utile dans un domaine dont l’importance ne peut aller que croissant. On peut en effet redouter qu’en l’absence d’instruments et d’appareils appropriés, l’Europe ne joue plus qu’un rôle secondaire dans le mouvement scientifique contemporain et que ses savants, voire ses étudiants, ne prennent toujours plus nombreux le chemin des Etats-Unis » (3). 

 

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Trente hectares promis à devenir une ville pour la science
© CERN

 

Le parlement fédéral appuya le gouvernement. Le canton de Genève et la Confédération mirent à disposition une parcelle de 30 hectares inhabités jouxtant la frontière française à Meyrin. La section genevoise du Parti suisse du Travail s’y opposa par une initiative populaire munie de 7634 signatures au bas d’un texte interdisant l’établissement dans le canton d’une institution internationale de recherche atomique.

On était en pleine Guerre froide. La connaissance de l’atome était un enjeu stratégique entre les Etats-Unis et l’Union soviétique. Les communistes s’en prenaient à l’absence de l’Europe soviétique dans le futur laboratoire. A leurs arguments s’ajoutaient ceux d’un «groupement national» inquiet pour la neutralité suisse. Un William Rappard, par exemple, internationaliste de la première heure, instigateur de la venue de la Société des Nations à Genève en 1920 et président de la délégation suisse à la Conférence internationale du Travail, voyait le CERN comme un risque impossible à prendre: « L’Allemagne hitlérienne aurait-elle respecté notre territoire s’il avait abrité un institut semblable, dans lequel la Suisse aurait été associée au Troisième Reich? » (4)

Le peuple genevois rejeta l’initiative le 28 juin 1953, par 16 528 voix contre 7 332.
Ayant obtenu les garanties que les recherches ne sortiraient pas du cadre purement scientifiques et que leurs résultats seraient publiés, la Confédération apposa sa signature sur la convention créant le CERN, en juillet 1953. Elle s’engageait à fournir 4,5 des 120 millions de francs suisses nécessaires à la construction des machines, laboratoires et bâtiments adjacents. Elle contribuerait ensuite au budget annuel de fonctionnement à raison de 300 000 francs, soit une part de 3,8 % (5). 

 

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Les premières installations arrivent à Meyrin
© CERN

 

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Une rue fut nommée Albert Picot, en reconnaissance
© CERN

 

Le chantier commença par les machines d’accélération des particules, qui allaient dicter leurs contingences à la configuration des bâtiments. Il fut confié à l’architecte zurichois Rudolf Steiger, un représentant du Neues Bauen en Suisse, cousin de Jean Mussard, le haut fonctionnaire français de l’UNESCO qui avait oeuvré depuis 1949 pour la coopération scientifique européenne. Le physicien suisse Paul Scherrer avait appuyé ce choix puisqu’il connaissait personnellement l’architecte. Engagé à l’époque à la construction de l’hôpital universitaire de Zurich, Rudolf Steiger confia le CERN à son fils Peter, tout juste rentré de ses études aux Etats-Unis où il avait côtoyé Frank Lloyd Wright. «J’avais 21 ans et je n’avais rien construit jusque là, à part des vestiaires, dit Steiger Junior. Je n’avais aucune référence mais mon père était connu. Je n’avais pas encore d’expérience mais par chance, au CERN, ils étaient aussi tous jeunes, avec aussi peu d’expérience » (6).

Peter Steiger n’était d’ailleurs pas seul devant la tâche. Il était associé au cabinet d’ingénieurs Hans-Rudolf Fietz et Hans Hauri, dont un consultant, Carl Hubacher, avait participé avec son père à la construction de l’usine de General Motors à Bienne. A eux tous, père, fils, amis et associés, ils formaient un milieu intellectuel cohérent, uni par une idée commune de la modernité architecturale. En outre, ils avaient la totalité du mandat, planification générale, travaux d’ingénieurie, bâtiments. «C’était un énorme avantage, nous pouvions prendre toutes les décisions», dit Peter Steiger. (7)

Par leur poids énorme et les risques de radiations, le synchro-cyclotron et le synchrotron à protons imposaient de creuser très profondément dans un sous-sol à la merci des surprises. Il fallait aussi éviter le soleil direct qui eût créé des phénomènes de dilatation pendant les expériences et tenir compte de la direction des vents. 

 

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La construction du "Main Building" et de l'auditorium en 1959
© CERN

 

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Le "Main Building", cœur et âme du CERN
© DR

 

Des précautions élémentaires firent positionner le bâtiment administratif à bonne distance des accélérateurs, dont les nuisances étaient inconnues. Ce Main Building était et reste le cœur et l’âme de l’organisation. Il s’articule entre plusieurs volumes posés symétriquement et reliés entre eux par des couloirs et des passerelles. Un édifice de quatre niveaux tenu sur deux piliers prismatiques de béton armé abrite l’administration; une galette transparente autour d’un patio accueille le restaurant; un hexagone lancé en porte-à-faux héberge l’auditoire. Le hall d’entrée, avec son escalier monumental à double volet et ses piliers champignons, inspirés de l’usine General Motors de Bienne, donne une touche de luxe à cette architecture strictement fonctionnelle. 

 

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L’auditorium en porte-à-faux
© DR

 

Encore a-t-il fallu une intervention discrète de Peter Steiger auprès de la Confédération pour que le Main Building ne soit pas amputé de ses espaces sociaux faute d’argent. Tout avait coûté plus cher que prévu. En mai 1958, dans un message alarmé aux Chambres, le Conseil fédéral demandait une rallonge extraordinaire de 1 650 000 francs pour achever le restaurant et les espaces de rencontres indispensables à la sociabilité d’une institution de recherche de pointe. Meyrin étant alors loin de tout, l’absence de restaurant eût amputé les journées de travail et assombri l’ambiance (8). La Confédération pouvait d’autant moins se désintéresser de ce problème qu’une partie non négligeable des équipements scientifiques provenaient de l’industrie suisse, participante heureuse à toute l’entreprise. Eternit, pour n’en citer qu’un exemple, avait fourni la plupart des éléments de revêtement extérieur des bâtiments.

 

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Des piliers inspirés de Frank Lloyd Wright
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L’escalier à double volet du hall de réception 
© CERN

 

Les premières années du CERN furent un succès. Des agrandissements se sont vite imposés. En 1967, une convention franco-suisse permettait un débordement sur territoire français pour adjoindre au synchrotron à protons une toute nouvelle machines circulaire, les «anneaux de stockage à intersections», une tranchée couverte de 300 mètres de diamètre qui ne pouvaient trouver place sur le site existant, déjà densifié à deux reprises avec des halles et des laboratoires.

D’année en année, des constructions supplémentaires, hangars, ateliers, magasins, immeubles, baraques et containers de fortune sont venus embouteiller un espace accaparé par l’urgence. Il y a plus de 400 bâtiments aujourd’hui sur la seule partie Meyrin du CERN, à cheval sur la frontière, et 670 sur l’ensemble du site franco-suisse. Les plus anciens sont assaillis par les maux de la vieillesse. Leur maintenance a été sacrifiée pour les investissements du LEP (Large electron-positron collider) le tunnel de 27 kilomètres de circonférence en service de 1989 à 2000, puis pour le LHC (Large hadron collider), achevé en 2008 dans le même tunnel. L’encombrement du site où plusieurs milliers de voitures se parquent quotidiennement a des répercussions sur l’efficacité du travail collectif.

Le CERN compte aujourd’hui vingt-deux Etats membres, son budget annuel avoisine le milliard de francs, dont la Suisse couvre 4%. Il a essaimé sur plusieurs communes du Pays de Gex. La Confédération a financé grâce à un prêt gratuit de 35 millions de francs le bâtiment des physiciens, une enfilade de bureaux complètement ouverts tout autour d’un patio cylindrique, inauguré en 1996. Un autre prêt de 11,5 millions dans les mêmes conditions via la FIPOI a permis son extension en 2010. Trois foyers hôtels accueillent à prix réduits les chercheurs de passage.

Plus de 100 000 visiteurs viennent chaque année au CERN, submergé par son succès. Les entrées dans les installations techniques étant strictement limitées, ils sont accueillis au «Globe de la science et de l’innovation», la sphère de bois monumentale de l’exposition nationale suisse de Neuchâtel de 2002 offerte au CERN par la Confédération. Cette forme inattendue dans le paysage architectural du site remplit le rôle de représentation attendu d’elle. Sous les yeux du public qui se presse devant les expositions pédagogiques sur la physique fondamentale, les deniers investis en machines se transforment en rêve partagé d’une humanité à la recherche de ses origines.

Des bosons de Higgs apparus dans l’anneau du LHC et c’est tout le récit de l’histoire de la matière qui se trouve bouleversé. Alors oui, l’architecture du CERN, c’est d’abord le souci de mettre les physiciens au chaud pour qu’ils puissent discuter de la prochaine étape.

 

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Etudier la prochaine étape
© DR

 

1.D’abord huit en 1952, Allemagne fédérale, Danemark, France, Grèce, Italie, Pays-Bas, Yougoslavie et Suisse, suivis en 1953 par la Belgique, la Grande-Bretagne, la Norvège et la Suède.
2.Christine Mathys, L’établissement du CERN à Genève et l’initiative du Parti du Travail, Mémoire d’histoire contemporaine de l’Université de Genève, 1971
3.Message du Conseil fédéral aux Chambres, 4 avril 1952, (FF 6235).
4. Christine Mathys, op.cit.
5.Message du Conseil fédéral, 15 août 1953 (FF 6502)
6.Entretien de Peter Steiger avec Jérôme Wohlschlag pour son Enoncé théorique de Master en architecture (2011) sur «L’Ensemble du Main Building au CERN à Genève, Peter Steiger et Rudolf Steiger Architectes- Carl Hubacher, Fietz et Hauri Ingénieurs- 1954-1960, Recommandations pour une réhabilitation».
7.ibidem
8.FF 7586.

 

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